En ce moment même, dans le nord et dans l’est du royaume, une vaste opération de ratissage et d’expulsion collective des migrants subsahariens est en cours, en-dehors de toutes les procédures légales et en violation du droit marocain et de pratiquement toutes les conventions internationales ratifiées par le Maroc.
Elle a commencé deux heures après la conférence de presse du lundi 9 février des ministres en charge de la nouvelle politique migratoire pendant laquelle ils ont dressé le bilan de la campagne de régularisation et ont annoncé de manière unilatérale, la fin de l’opération. Non seulement cette annonce étonnante intervient sans la présence du CNDH, sans avoir invité ni les migrants ni les associations partenaires, mais alors que la commission nationale de suivi et de recours, instaurée conformément aux dispositions de la circulaire conjointe du ministère de l’Intérieur et de celui en charge des affaires migratoires de décembre 2013, n’avait pas encore amorcé le processus d’examen des demandes rejetées en première instance par l’administration marocaine.
Pire que tout, elle préparait l’opinion à des opérations de ratissage. Au-delà des violations flagrantes contre les droits humains en cours dans cette opération sécuritaire qui a raflé au moins 1 200 personnes, cela participe aussi à la fragilisation de l’image du Maroc à l’international et en Afrique, cela provoque l’arrêt brutal du processus de dialogue avec la société civile et de l’approche droit autour du phénomène migratoire, cela fragilise le CNDH et décrédibilise l’État marocain. Enfin, cela remet entièrement en question la campagne de régularisation et enfonce encore plus le pays dans le racisme et la xénophobie.
En politique, le timing c’est important
Plus personne aujourd’hui ne retiendra les chiffres abstraits et complexes de la régularisation. Plus personne ne retiendra le processus de dialogue exemplaire et salué au Maroc et un peu partout dans le monde entre le gouvernement, des institutions nationales, des membres de la société civile, des chercheurs et des migrants. Plus personne ne retiendra, ou en tous cas, pas suffisamment, la générosité et l’effort du Maroc. Seule la gestion sécuritaire du problème des campements des migrants à la frontière sera débattue.
Trop arbitraire pour les uns, légitime pour les autres, ce débat fera passer au second plan l’essentiel de la nouvelle politique migratoire voulu par le chef de l’État. Seule la destruction des biens personnels de celles et ceux qui n’ont rien, et pour qui une couverture est tout, produira, ici et ailleurs, de l’émotion. Seules la détention, pour le seul crime d’être « sans-papier », et la privation de liberté en dehors de tout cadre juridique, seront retenues comme preuve de l’incapacité du Maroc à se démocratiser. Seules les images des dizaines de bus où l’on entasse des milliers d’hommes et de femmes noirs de peau, menottes aux mains, comme si cette belle couleur était une malédiction les vouant aux chaînes et aux fers, et celles des camps où l’on prépare secrètement la punition collective, feront le tour du monde.
Amateurisme ou excès d’autorité ?
Deux heures seulement après avoir présenté le bilan de la campagne de régularisation, ces irresponsables responsables de la politique migratoire viennent de jeter en pâture le Maroc aux médias internationaux ! Il est certain que cette conférence restera dans les annales et aura un retentissement hors des frontières. Mais le message sera détourné et les efforts consentis par les uns et les autres, et par les migrants les premiers qui ont fait confiance au Maroc et qui patientent plus que de raison, seront oubliés.
Si cela n’était aussi dramatique on pourrait en plaisanter en se disant que nous avons là un bel exemple d’étude de cas pour les étudiants de Sciences Po en communication politique de ce qu’il ne faut surtout pas faire. Deux heures seulement après avoir décrit « l’approche droit », signifiant que l’État de droit marocain se renforce avec de tels processus, ces irresponsables responsables de la politique migratoire ont ramené au centre des débats l’arbitraire, policier et administratif.
Car en n’invitant pas les migrants, en excluant volontairement les associations partenaires et en mettant le CNDH sur la touche, ces décideurs ont reproduit le schéma classique des donneurs d’ordre qui, au nom de la raison d’État, se passent de la justice, de la société civile et des droits de l’Homme. C’est-à-dire l’inverse de l’instauration des bonnes pratiques de gouvernance que nous essayons tous ensemble de construire pour le développement et la modernisation de notre pays.
Deux heures seulement après avoir parlé d’intégration, d’égalité et de la place des étrangers au Maroc, ces irresponsables responsables de la politique migratoire, ont participé à remettre au goût du jour l’idée que la migration est un problème pour le Maroc.
Cette opération renforce la stigmatisation des migrants subsahariens
Alors que, pour le bien de notre contrat social, nous avons besoin d’expliquer au contraire que la migration est positive, lors de cette conférence du 9 février, ces ministres sont passés d’un bilan improvisé à la désignation d’un problème, celui des migrants subsahariens vivant dans les camps aux frontières, puis à la justification de la répression. Parce que nous sommes une nation d’émigrants, dont beaucoup ont vécu dans des camps et des bidonvilles en Europe et ont subi et subissent parfois encore le racisme, les discriminations et les violences policière, nous nous devons d’être exemplaires.
Parce que nous sommes une société multiculturelle, multilingue et multireligieuse, nous nous devons de ne pas ériger une partie de la population vivant sur notre sol en problème, au risque sinon d’attiser les conflits interethniques ou inter-régions. En envoyant sans contrôle judiciaire les forces de sécurité démanteler les campements, enfermer puis déplacer des personnes dont les images ne retiendront que la couleur de leur peau, on construit politiquement et médiatiquement un problème « migrants subsahariens » et nous en paieront un jour les conséquences ! Il y a une règle que les irresponsables responsables de la politique migratoire auraient pu apprendre de la société civile et des chercheurs s’ils n’étaient pas aussi arrogants : intégration et expulsions collectives sont totalement antinomiques car les évacuations forcées, même si elles peuvent se justifier, sont toujours l’expression d’une politique de rejet.
Intégration et répression sont deux politiques publiques antinomiques
Contrairement à ce qu’a déclaré à cette conférence le Ministère de l’Intérieur, on ne peut pas mener en même temps des politiques publiques de régularisation et de production de l’irrégularité par décision administrative, d’intégration et de répression. Cela ne marche pas. Cela n’a jamais fonctionné ailleurs et cela ne fonctionnera pas au Maroc.
Car ainsi, l’institution en « problème » des campements de migrants aux zones frontalières par la parole politique et les actions sécuritaires débouche nécessairement sur la stigmatisation des migrants subsahariens, en raison même de la différence arbitraire de traitement qu’on leur impose et qui colle à leur peau.
Cela participe d’une chasse aux pauvres et il ne faut pas s’étonner si ces populations font ensuite l’objet de traitements inégaux. Ce qui accentue encore plus leur exclusion, les poussent à chercher des stratégies de vie marginale. En raison de la loi de préférence nationale et à cause des discriminations raciales, un grand nombre de migrants subsahariens a été exclu du marché du travail. Comment peut-on leur reprocher alors de mendier ? Sans revenu, souvent sans-papier, ils n’accèdent pas au logement, comment peut on leur reprocher d’essayer de survivre dans les forêts ou de fuir ailleurs ?
Indirectement encore, on les prive des conditions d’hygiène les plus élémentaires, pour mieux leur reprocher ensuite leur manque d’hygiène, ou pire, de les accuser transporter des maladies, Sida, Ébola etc. Non seulement ces accusation racistes, ces traitements discriminatoires, ce rapport ambigu entre la police et les migrants qu’entretient l’État, jettent l’opprobre sur tous les Africains subsahariens vivant au Maroc, mais participe à développer la xénophobie, et plus précisément la négrophobie, dans l’ensemble de la société. Au niveau national, cela abîmera irrémédiablement un jour notre contrat social, mais au niveau international cela a déjà des conséquences qui ne tarderont pas de se faire sentir, notamment au niveau de la diplomatie africaine.
Ce lundi 9 février, nous avons assisté au redéploiement inexorable de la logique sécuritaire qui définit la migration comme un problème. C’est un coup d’arrêt brutal à la nouvelle politique. Les responsables, qui se réclament volontiers de la raison d’État, nous ont dévoilés au moins une chose : ils sont irresponsables car incapables de mesurer la portée de leurs actes et de leurs propos.
Face à ces hauts commis de l’État, incapables d’écouter les conseils les simples citoyens qui pourtant les ont rejoint respectueusement et les ont soutenu pour cette campagne de régularisation, on aura beau démontrer que cette menace n’en est pas une, que le Maroc ne risque pas l’invasion, qu’au contraire il aurait besoin de s’ouvrir davantage, alors qu’il s’expose à n’être plus attirant pour les européens et à la fâcherie des pays africains, on s’entendra répondre, que nous sommes des naïfs « droits-de-l’hommistes » ignorants les réalités de ce monde. En politique, tout compte fait, le cynisme de la raison d’État n’est pas une garantie de lucidité et encore moins de bonne gouvernance…
Mehdi Alioua, sociologue et membre fondateur du GADEM